CHAPITRE 7

L’avion redescendit sous la couverture de nuages et Ari put apercevoir le sol pour la première fois depuis plusieurs heures. Le terrain était vert et luxuriant, un tapis de velours émeraude déroulant ses plis. Les fils d’argent des rivières scintillaient au fond de profondes gorges. Des escadrons d’oiseaux blancs en forme de V survolaient le paysage. Vus d’en haut, les reflets du soleil au zénith sur leurs ailes blanches les transformaient en colliers de diamants suspendus entre le bleu du ciel et le vert de la végétation au sol, lançant dans l’air des feux blancs au rythme du battement de leurs ailes.

Plus loin devant, et sur la gauche de l’avion, le terrain s’élevait abruptement jusqu’à un plateau entouré sur trois côtés de versants recouverts par la jungle : sur le quatrième, il y avait un lac. Plus loin encore, perdues dans une brume bleutée, s’élevaient les cimes blanches de hautes montagnes qui barraient l’horizon d’une ligne en dents de scie s’étendant à perte de vue.

L’avion amorça une longue descente, survolant le plateau avec tous ses villages rassemblés autour du point le plus élevé, perdant de l’altitude par paliers, comme on descend un escalier.

Ari, bien qu’elle n’eût jamais vu ce paysage auparavant, eut aussitôt l’impression de le reconnaître.

« Papa, où sommes-nous ? » murmura-t-elle. Son père ne dormait pas, bien qu’il eût les yeux fermés et la tête retombant sur la poitrine.

« Hum…» Il avait sombré dans un état dépressif et ne répondait que par des grognements à ses tentatives d’établir une conversation.

« Est-ce que cela pourrait être l’Inde ? Je pense que c’est cela. »

À ces mots, son père se redressa sur son siège et ouvrit brusquement les yeux.

« Tu as dit l’Inde ? » il se pencha par-dessus elle pour regarder par le hublot.

« Difficile à dire. Cela pourrait être n’importe où.

— Non. C’est Darjeeling au-dessous de nous. Je le sais.

— Peut-être bien. » Il regarda attentivement sa fille. « Et pourquoi en es-tu si sûre ?

— Je le sais. C’est tout. Maman m’en a tellement parlé : elle me racontait comment elle avait grandi là. » Et à ce moment-là, avec une certitude prémonitoire, elle sut exactement qui les attendait au bout de leur voyage. « Oh ! papa, dit-elle en serrant sa main. Si nous sommes en Inde, cela ne peut être que pour une seule raison. Nous allons voir le Voleur de rêves. »

 

Peu après, l’avion réduisit sa vitesse jusqu’à l’arrêt de sa progression horizontale et se mit à descendre sur un terrain prévu pour l’atterrissage. La végétation était si dense et les arbres si proches – leurs branches semblaient à la portée de la main – qu’elle ne pouvait voir le sol sous l’avion. Apparemment, ils allaient atterrir dans une forêt à l’est de Darjeeling. À quelle distance exactement, elle n’aurait su le dire, mais l’aspect du terrain entrevu à travers la végétation au cours de la descente indiquait tout autour un terrain accidenté.

L’appareil rebondit en douceur en atteignant le sol et le bruit des moteurs cessa. Un air chaud et humide envahit la cabine dès l’ouverture de la porte. Ari entendit à l’extérieur des échanges de voix rapides, la musique de la langue hindi. Cela confirma son intuition : ils étaient bien au pays du Voleur de rêves.

En sortant de la cabine elle fut éblouie par la lumière. Le soleil au-dessus de leurs têtes pesait de tout son éclat et de toute sa chaleur. L’air humide ondoyait en vagues devant ses yeux et les murs verts de la forêt dense résonnaient de cris d’oiseaux effarés et de singes en colère.

Elle leva les yeux pour apprécier l’environnement et vit une scène sortie tout droit d’un manuel d’archéologie. Devant elle s’élevaient des remparts de pierre, une pierre qui s’effritait, noircie par le temps et la moisissure. Plus loin, le long du mur, il y avait une large grille ouverte, et à l’intérieur, une tour effilée s’élançait dans le bleu du ciel à peine voilé. De toute évidence, ils avaient atterri dans une sorte de cour à l’intérieur de l’enceinte d’un château.

Ari se souvenait de la description que lui avait faite sa mère du palais du Voleur de rêves, et elle savait que c’était là. Elle regardait partout, n’en croyant pas ses yeux. Ce qui dans son esprit avait été un rêve était donc bien réel. Les souvenirs enfouis de la petite fille malheureuse se matérialisaient. Tout cela avait toujours existé, et pas seulement dans l’imagination d’une enfant craintive et impressionnable.

Trois hommes s’approchèrent. Ils portaient des tuniques militaires sur leurs pantalons de coton. Leur peau sombre, presque noire, luisait sous le soleil, et ils observaient avec une certaine indifférence, de leurs yeux noirs en amande, les nouveaux arrivants. Un des hommes portait sur la hanche un étui de revolver. Hocking et les autres eurent un bref entretien avec les hommes, puis Tickler vint vers eux et dit : « Ces hommes vont vous conduire à vos chambres. »

Il avait dit cela comme s’ils arrivaient à l’hôtel. Les hommes, sans dire un mot, conduisirent les captifs vers la grille d’entrée puis dans une autre cour à l’intérieur. Cette dernière était plus petite. Ses murs étaient couverts de plantes grimpantes envahissantes qui poussaient entre les pierres en les écartant, les forçant jusqu’à rompre leur alignement. Ces plantes recouvraient tout : souches d’arbres, vieilles statues, bancs de pierre, une fontaine asséchée, étouffant tout sous une épaisse couverture de feuilles vertes et luisantes, comme ces housses jetées sur les meubles d’une maison temporairement fermée pour l’été. Ari sentait que si elle restait un certain temps au milieu de cette cour, elle aussi serait vite engloutie et transformée en un de ces objets qu’elle voyait autour d’elle.

Les hommes les conduisirent à travers les pavés disjoints de la cour jusqu’à une porte basse, et au-delà, à quelques marches menant à une entrée très sombre. Ari trébucha sur les marches inégales et tenta de saisir la main de son père. Un des gardes la remit d’aplomb d’une main de fer. Cette main s’attardait sur sa peau fraîche. Elle dégagea aussitôt son bras.

Ils pénétrèrent dans une pièce sombre, silencieuse et froide comme un tombeau. La lumière pénétrait par de petites fenêtres en forme de trèfle percées dans le dôme qui constituait le plafond. Sur le sol pavé de la salle, la poussière s’était accumulée, portant seulement la marque de quelques traces d’insectes. Les empreintes de leurs pas dans cette poussière témoignaient du fait que personne n’avait pénétré dans ces lieux depuis très longtemps. Ils étaient peut-être les premiers visiteurs depuis plus d’un millénaire.

Ils traversèrent rapidement cette entrée vers un corridor sombre qui se terminait par un escalier en colimaçon. Plusieurs autres couloirs mieux éclairés menaient au pied de cet escalier, mais tous aboutissaient à cette longue spirale dont le diamètre se rétrécissait progressivement. En haut de l’escalier, ils atteignirent un petit palier dont la voûte était percée d’un orifice circulaire. À une extrémité du palier se trouvait une grande porte en bois qui paraissait beaucoup plus récente que ce qui l’entourait. Elle portait deux larges barres de fer formant un X.

À première vue, l’intérieur de leur cellule ne déplut pas à Ari. C’était une vaste pièce circulaire, avec des fenêtres en forme d’ogives et un grand balcon séparé par un rideau de perles. Il y avait des divans de style oriental, des sièges en rotin et plusieurs lits couverts de coussins de soie rouge, bleue et jaune. Un cabinet de toilette était dissimulé derrière un rideau de soie pour l’intimité de l’utilisateur. Il y avait aussi une table de marbre poli sur laquelle étaient disposées en bon ordre les pièces d’un jeu d’échecs en ivoire. À proximité, un large bol contenait de l’eau fraîche, à côté d’un bol plus petit offrant toutes sortes de fruits ; des petits raisins sauvages, des bananes, des oranges, et plusieurs choses pulpeuses d’un jaune verdâtre qu’elle ne parvint pas à identifier.

Il était évident que la pièce avait été récemment aménagée et meublée en prévision de leur arrivée, avec tout le confort qu’on peut attendre d’un vieil hôtel de charme. Mais quand la lourde porte de bois se referma derrière eux, elle comprit qu’ils étaient bien des prisonniers, et non des touristes.

« Eh bien, nous y voilà », dit-elle, d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre optimiste.

Zanderson fit un effort pour sortir de sa rêverie et examina la pièce d’un regard las. « Oui, nous y voilà ! Une cage dorée pour les oiseaux captifs.

— Regarde, il y a un balcon, dit Ari en s’y précipitant. Papa, viens voir, on voit les montagnes.

— L’Himalaya, dit-il en la rejoignant. Nous sommes au nord-est de Darjeeling sur les contreforts de l’Himalaya, près de l’ancienne frontière entre le Bhoutan et le Sikkim.

— Je ne savais pas que tu en savais tant en géographie. » Ari tourna vers son père un visage plein de jeunesse et d’enthousiasme. Le soleil allumait dans ses cheveux des reflets dorés. Elle essayait désespérément de faire sortir son père de ses soucis, de le distraire pour lui faire quitter cette morosité malsaine. Le voir ainsi se laisser entraîner dans une dépression si profonde la touchait plus que tout ce que leurs ravisseurs auraient pu lui faire subir. « Qu’est-ce que tu sais encore ?

— Pas grand-chose. Je ne suis venu ici qu’une fois brièvement… c’était avec ta mère, avant ta naissance.

— Je ne savais pas. Tu avais dit que…

— Je sais ce que j’ai dit. » Il eut un sourire énigmatique. « Il y a beaucoup de choses dont les parents ne parlent pas devant leurs enfants. Ils mènent des vies doubles, ma chérie.

— Vraiment ? Je dois dire que je m’en doutais. Mais maintenant, c’est l’heure de vérité. Il faut que tu me racontes. »

Le père soupira, comme s’il s’efforçait de retrouver parmi la multitude des souvenirs amassés au cours d’une vie longue et difficile, un fragment mis de côté il y a très longtemps. « Il n’y a pas grand-chose à raconter, dit-il enfin. C’était un voyage ordinaire.

— Je n’en crois rien. Deux personnes, jeunes et amoureuses, s’ébattant dans collines secrètes…»

L’ombre d’un sourire effleura ses lèvres tandis que la mémoire se faisait plus précise. « Oui, c’était un peu cela. Mais il y eut de la tristesse aussi. Ta mère voulait me montrer la ville où elle avait vécu et le séminaire où son père avait enseigné tant d’années. Elle voulait que je voie d’où elle venait, comme elle disait.

« Mais quand nous sommes arrivés à Darjeeling, il s’est passé chez elle quelque chose. Elle était d’humeur instable et malheureuse. Nous ne sommes restés que quelques jours pour visiter, mais elle ne pouvait pas se résoudre à me montrer tout ce qu’elle voulait que je voie. C’était comme si elle ne supportait plus d’être ici. Elle est devenue très déprimée : cela a été le premier signe de sa maladie.

« Après notre départ, nous n’avons jamais plus reparlé de ce voyage, et pourtant, je croyais deviner qu’elle y pensait souvent. Elle semblait considérer que cela avait été un échec, mais pour moi ce n’était pas le cas du tout. Ce n’est que des années plus tard, bien sûr, que j’ai compris qu’il y avait eu là beaucoup plus qu’un voyage gâché par de mauvais souvenirs. »

Ari se souvenait de l’histoire que lui avait racontée sa mère – vingt-quatre heures plus tôt, mais cela lui paraissait des années – et comment, assise à ses genoux, elle l’avait écoutée, comme en transe, en buvant tous les mots. « Est-ce qu’elle t’a parlé du Voleur de rêves ? »

Son père tourna vers elle un regard étrange. « Que sais-tu là-dessus ? »

Ari décrivit sa visite à la clinique avec Spence et Adjani, comment sa mère s’était trouvée mieux pendant qu’ils étaient là, et dans un éclair de lucidité, comment elle avait décrit tout ce qui lui était arrivé dans ces collines. Ari raconta tout, mot pour mot, comme le lui avait raconté sa mère, tandis que son père l’écoutait avec une extrême attention.

« Oui, dit-il quand elle eut fini. Je ne l’ai jamais entendue raconter exactement comme cela, mais au fil des années, c’est ce que j’avais pu reconstituer à partir des petites choses qu’elle disait. Ce n’est pas qu’elle essayait de s’en cacher : je ne crois pas qu’elle s’en rendait compte. Elle l’avait complètement oblitéré. Mais parfois, elle laissait échapper quelque chose : son subconscient cherchait une excuse pour communiquer. »

Il se retourna pour porter son regard au loin, sur la ligne des montagnes soulevant vers le ciel leurs puissantes épaules. Son visage se couvrit d’une profonde tristesse. Des larmes se formaient au coin de ses paupières et roulaient le long de ses joues. Ari lui prit la main et la serra fort. Elle leva l’autre main vers son visage. Il la prit, embrassa sa paume et la garda un moment au contact de ses lèvres. Quand il se remit à parler, ce fut d’une voix bouleversée. « Pendant toutes ces années, j’ai cru qu’il s’agissait du délire d’un esprit dérangé. Je n’aurais jamais pu imaginer que cela soit réel.

« Les meilleurs médecins au monde étaient d’accord avec moi : les traitements, les médicaments, ces nuits terribles où elle hurlait de terreur… Mais la terreur était réelle, Ari, et elle l’a rendue folle. »

L’air semblait soudain s’être rafraîchi. Ari serra ses bras contre son corps et quitta le balcon.

Oui, c’était réel. Et c’était elle que cela concernait maintenant, et cela l’avait amenée jusqu’ici, prisonnière de ces murs. Tiendrait-elle le coup ? Elle se le demandait en pensant à celle qui s’était échappée, mais dont le souvenir qu’elle en avait gardé avait dévoré son esprit jusqu’à ne plus laisser que l’enveloppe de ce qui avait été une très jolie femme.

« Papa, j’ai peur », dit Ari qui tremblait.

Il la prit dans ses bras et la serra fort. « Je sais, ma chérie, je sais.

— Qu’est-ce que nous allons faire ?

— Il n’y a pas grand-chose à faire, Ari. Seulement prier.

— Je n’ai jamais cessé de prier, papa. Mais il faut prier pour nous maintenant… et aussi pour Spence. Je crois qu’il en a encore plus besoin que nous. »

Le voleur de rêves
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